Le Président du Comité d’experts Dépistage du cancer, Prof. Dr Marcel Zwahlen de l’Institut de médecine sociale et préventive de l’Université de Berne, s’exprime à l’occasion du dernier Interview SNC sur le rôle du comité d’experts et l’importance de prendre en compte différents aspects lors du dépistage du cancer.

Entretien : Peter Ackermann
Qu’entend-on par dépistage du cancer ?
L’objectif principal du dépistage consiste à identifier le cancer à un stade précoce, c’est-à-dire avant qu’il ne provoque des troubles. Détecter une maladie à temps permet souvent de la traiter plus efficacement. Cette notion qu’un problème découvert précocement est mieux géré fait le charme intuitif du dépistage du cancer. Pour ma part, j’évite autant que possible d’utiliser le terme «dépistage» et préfère parler de «Screening».
Pourquoi ?
Lors d’un examen de dépistage, il arrive parfois que l’on observe quelque chose nécessitant une investigation plus poussée; mais que cet élément observé recèle un problème, puisqu’il s’agit de dépistage, cela demeure incertain. En revanche, le terme de « screening » implique ceci: « Nous avons observé quelque chose qui nécessite une analyse plus approfondie et des éclaircissements. Peut-être n’est-ce pas un problème, mais peut-être que si. Il est trop tôt pour évaluer la gravité ». Des examens ultérieurs montreront s’il s’agit réellement d’un cancer, auquel cas un traitement sera mis en place. Il s’agit donc de toute une chaîne de mesures, dont le screening n’est que le premier maillon.
Vous avez parlé du « charme intuitif » de la notion de screening. Les attentes en matière de dépistage sont-elles trop élevées ?
Le screening apporte – en tout cas nous l’espérons – le bénéfice souhaité, mais il peut aussi avoir des effets néfastes. Dans un scénario idéal, il permet de réduire la mortalité liée au cancer. Cependant, il peut également avoir des conséquences indésirables, comme des résultats faux-positifs qui nécessitent des examens supplémentaires. Ces phases de clarification peuvent être très stressantes pour les personnes concernées. Un autre problème est celui des diagnostics de cancers n’engendrant aucun trouble au cours de la vie du patient. Il est impossible de le savoir au moment où le diagnostic est établi. Ces « surdiagnostics » débouchent alors sur des traitements en principe superflus. Sans screening, ces conséquences indésirables pourraient être complètement évitées.
Vous êtes président du Comité d’experts Dépistage du cancer, « Cancer Screening Committee », un projet de la SNC. Pourquoi cet organisme est-il nécessaire ?
A l’image de la Commission fédérale pour les vaccinations (CFV), qui nous sert de modèle, nous sommes un comité d’experts indépendant et nous faisons le lien entre les autorités et les milieux professionnels. Nous élaborons principalement des recommandations scientifiquement fondées et équilibrées sur le dépistage du cancer, qui sont indépendantes de tout intérêt particulier. Étant donné que lorsqu’un dépistage du cancer est recommandé, il touche une grande partie de la population, cette manière de procéder pour formuler des recommandations est pertinente. Certains autres pays, comme le Royaume-Uni, les Etats-Unis et l’Allemagne, disposent également de tels organismes ou institutions. Dans certains cas, ils traitent des questions qui vont au-delà du dépistage du cancer.
Vous travaillez actuellement sur le dépistage du cancer du poumon par scanner thoracique à faible dose. La question est de savoir s’il doit être introduit en Suisse.
Oui. Nous travaillons de manière approfondie, dans les règles de l’art, et nous pensons que nous aurons une réponse fondée cet automne. Nos organes responsables souhaitent obtenir une réponse qui prenne notamment en considération les résultats de l’étude néerlando-belge NELSON publiée il y a quelques mois.
Le cancer du poumon est l’un des cinq types de cancer le plus fréquent en Suisse; avec 3200 décès par année, il est la première cause de décès dus au cancer. Selon l’étude NELSON, le scanner thoracique à faible dose (LDCT) réduit la mortalité sur une période de 10 ans de 26 % chez les hommes présentant un risque élevé de cancer du poumon, un chiffre qui peut atteindre 61 % chez les femmes présentant un risque élevé. Alors pourquoi le sujet est-il encore en discussion ?
Il est vrai que certains médias se sont montrés relativement euphoriques face à cette réduction de la mortalité. Toutefois, ces pourcentages ne concernent que les décès dus au cancer du poumon. Si l’on considère le nombre total de décès, il n’y a pas de différence claire entre les deux groupes – avec ou sans LDCT. L’évaluation ne sera donc pas aussi simple que certains l’espèrent. En outre, nous devons examiner de près les éventuels examens de suivi après une LDCT. Quelle est la fréquence de ces examens ? A quel point sont-ils invasifs ? Quel est le risque de complications dues aux examens de suivi ? Etcetera. La question de savoir s’il faut recommander le dépistage par LDCT à large échelle doit donc encore être examinée avec soin. Et c’est précisément la tâche de notre comité.
Quels sont les aspects à prendre en compte lors de l’élaboration d’une recommandation sur le dépistage ?
Afin d’évaluer si un dépistage du cancer est approprié, il importe de pondérer avec soin les avantages et inconvénients potentiels. Divers aspects doivent être pris en compte, comme l’impact du dépistage sur la santé publique et sur la santé des individus par exemple. Les effets économiques du dépistage doivent également être estimés. Des questions éthiques, sociales et juridiques se posent également. Il est par ailleurs difficile de recommander un dépistage à large échelle si l’infrastructure nécessaire n’est pas disponible. Des questions de mise en œuvre peuvent parfois aussi jouer un rôle décisif pour une recommandation. A titre d’exemple, les coloscopies pour le dépistage du cancer du côlon bénéficient d’une perception très favorable. Cependant, elles ne peuvent constituer la seule option recommandée du simple fait que nous n’avons tout bonnement pas assez de gastro-entérologues en Suisse pour effectuer toutes les coloscopies de dépistage nécessaires. Il existe également d’autres raisons d’envisager et de recommander des alternatives à la coloscopie.
Dans vos considérations, tenez-vous également compte de la peur des personnes examinées, qui doivent vivre avec l’incertitude qui peut entourer l’interprétation des résultats du dépistage ?
Oui, cela joue également un rôle dans nos réflexions. Si l’on s’en tient au dépistage du cancer du poumon : les gens sont certainement – à des degrés divers selon les individus – déstabilisés lorsque quelque chose de « suspect » est détecté dans les poumons : qu’est-ce que cela signifie ? Et si c’était un cancer du poumon ? Qu’est-ce que cela fait d’attendre trois mois avant de refaire un scanner parce que le premier n’était pas suffisamment clair pour permettre le prélèvement invasif d’un échantillon de tissu ? Ces questions et préoccupations sont souvent psychologiquement stressantes et diminuent la qualité de vie. Nous devons en tenir compte, mais nous ne pouvons le faire que s’il existe des études scientifiques solides sur le sujet, que nous synthétisons ensuite dans un rapport plus technique.
Quels sont les calculs économiques effectués ?
Une analyse coûts-utilité est effectuée.
Que coûte un dépistage par année de vie supplémentaire gagnée en bonne santé ?
En examinant le niveau des prix discutés de manière informelle, on peut dire que si une année supplémentaire de vie gagnée en bonne santé coûte plus de 100 000 francs, la société n’est plus prête à la financer. Ce chiffre n’est pas fixe. Cependant, un traitement individuel coûteux pour une maladie rare coûtera globalement moins cher que pour une maladie assez courante. Par conséquent, le comité procèdera également à une estimation des coûts totaux.
Qu’adviendra-t-il de la recommandation attendue en 2021 ?
Avec notre recommandation – pour ou contre le dépistage – notre rôle se limite à celui de médiateur fournissant un conseil scientifique aux autorités. La décision d’inclure ou non le dépistage par LDCT dans le catalogue des prestations obligatoires des caisses maladie est du ressort des autorités. Notre comité aura atteint son objectif si le Département fédéral de l’intérieur et l’Office fédéral de la santé publique utilisent notre travail. Et si les autorités nous considèrent comme un organe important et digne de confiance pour les questions relatives au dépistage du cancer.
En septembre, vous aborderez la question de l’avenir du dépistage lors de la « Journée nationale du dépistage du cancer ». Quels sont les plus grands défis ?
La communication entourant les discussions sur de nouvelles études intéressantes portant sur des possibilités de dépistage du cancer constituera un aspect prépondérant de notre travail. Nous devrons expliquer régulièrement pourquoi il est délicat – voire impossible – de formuler une large recommandation sur la base d’une seule étude intéressante. Des études supplémentaires et complémentaires sont souvent nécessaires pour fournir une recommandation étayée reposant sur des preuves solides. Pour les plus enthousiastes, cela prend trop de temps, et cela peut être perçu comme inutilement pédant.
Le dépistage sera-t-il plus personnalisé à l’avenir ?
Nous effectuons déjà beaucoup de dépistages personnalisés, mais nous leur donnons un nom différent. On parle, par exemple, de « personnes âgées de 50 à 70 ans » ou de « personnes ayant une histoire de famille particulière ». Je pense que l’âge, les antécédents familiaux et médicaux sont très utiles pour des recommandations de dépistage parfois très personnalisées. Il est certain que l’avenir apportera des améliorations dans ce domaine.
L’enthousiasme qui entoure le dépistage personnalisé est-il un simple battage médiatique ?
La personnalisation est perçue et évaluée très positivement, également dans des domaines autres que la médecine. De là à dire que la médecine et le dépistage personnalisés constitueront la prochaine grande révolution, il y a un pas que je ne me risquerai pas à franchir. J’espère qu’elle conduira à des améliorations progressives. Il existe en revanche un besoin avéré d’amélioration concernant la personnalisation de l’information à la population sur les dépistages recommandés. Par exemple, l’information destinée à un ouvrier de la construction étranger âgé de 55 ans doit être structurée différemment de celle destinée à une femme de 50 ans exerçant une fonction de direction dans une banque.
Comment l’égalité des chances peut-elle être accrue, voire garantie ?
Les écueils liés à l’inégalité des chances doivent être traités lors de la mise en œuvre. Je vois une grande opportunité dans les programmes semi-étatiques. Par exemple, en envoyant une lettre à toute la population suisse pour attirer son attention sur les programmes de dépistage et sur la couverture financière offerte par l’assurance de base. Collaborer avec les caisses-maladie, comme le font parfois d’autres pays (comme l’Allemagne par exemple), pourrait également s’avérer efficace. Par exemple par le biais de bons envoyés par les caisses-maladie. Celles-ci pourraient également être mieux à même de transmettre des documents dans la bonne langue.
Qu’est-ce que votre travail dans le domaine du dépistage du cancer vous a appris sur la nature humaine ?
De nombreuses personnes – y compris des experts – ont déjà des opinions très arrêtées sur ce qu’elles pensent être juste en matière de dépistage, et pour les amener à abandonner leurs idées préconçues, il faut parvenir à fournir et analyser une grande quantité de nouvelles informations.
Portrait
Marcel Zwahlen a grandi dans la région de Berne, où il vit actuellement. Il a étudié la physique et les mathématiques à Berne, et a obtenu son doctorat en épidémiologie à l’université Johns Hopkins de Baltimore, aux États-Unis (soit l’Institut dont les statistiques liées au coronavirus sont souvent citées). Il travaille à l’Institut de médecine sociale et préventive depuis 2003 et en est le directeur adjoint depuis 2017. Il n’a jamais possédé de voiture, sauf pendant son séjour aux États-Unis ; il est un adepte des transports publics en Suisse. En dehors des transports publics, il se déplace uniquement à vélo.
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