Le Programme Symptom Navi© a été élaboré au cours des sept dernières années pour permettre aux personnes touchées par le cancer de gérer elles-mêmes leurs symptômes. Manuela Eicher, infirmière et professeure en soins infirmiers à la faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne et au CHUV à Lausanne, est très active dans ce projet. Son but : faire passer le programme de l’âge du papier à l’ère numérique. Le symposium d’autogestion SELF organisé par la Confédération le 29 octobre 2019 pourrait constituer un jalon important dans cette démarche.

Entretien : Peter Ackermann
Manuela Eicher, quelles difficultés rencontrez-vous dans la gestion de votre quotidien ?
Manuela Eicher : Organiser ma vie. En tant qu’infirmière, je dois apprendre à ne pas me préoccuper uniquement des autres, mais aussi de moi-même. Je m’occupe de tout et de tout le monde, mais pas assez de moi-même.
Qu’est-ce qui vous fait du bien ?
Le yoga. Depuis peu, j’ai rejoint un groupe, ce qui m’oblige à y aller. Et puis il y a les moments passés avec mon mari et nos deux enfants.
L’année dernière, vous avez présenté un programme d’autogestion lors du colloque international « Des outils numériques pour promouvoir l’auto-efficacité du patient / digiself2018 » : le programme Symptom Navi. Votre participation a-t-elle été bénéfique au programme ?
« digiself » a avant tout permis de mettre en lumière des évolutions numériques possibles pour le programme Symtom Navi. L’échange avec d’autres acteurs impliqués dans le développement de programmes d’autogestion numérique a été très stimulant et inspirant pour tous les participants.
Quels sont vos objectifs pour le programme Symptom Navi ?
Les personnes touchées par le cancer souffrent de divers symptômes causés par la maladie ou les traitements suivis, comme la perte de cheveux, les nausées ou l’anxiété. Ces symptômes peuvent avoir un effet négatif sur leur quotidien et celui de leurs proches, ainsi que sur leur traitement. En oncologie, nous gérons ces symptômes avec des traitements de soutien, médicamenteux notamment. Le programme Symptom Navi que nous mettons à la disposition des personnes touchées leur permet de gérer elles-mêmes leurs symptômes. Nous savons que les personnes qui apprennent à s’accommoder des effets de la maladie sur leur quotidien mènent une vie plus saine, ont moins de problèmes et gèrent mieux la vie de tous les jours.
Concrètement, comment le programme fonctionne-t-il ?
Symptom Navi favorise l’autogestion des effets secondaires des traitements contre le cancer. Il se compose de 16 dépliants qui contiennent de brèves informations écrites sur les symptômes courants et d’un concept de formation à l’éducation des patients qui s’adresse au personnel soignant chargé de remettre les dépliants aux personnes touchées. Chaque dépliant est consacré à un symptôme, comme l’anxiété, la perte de cheveux, les nausées ou les changements dans la sexualité. Si, par exemple, un patient a peur, il peut se demander si cette anxiété est normale, et ce qu’il peut faire pour l’apaiser. Nous avons développé les symptômes et les suggestions d’autogestion pour que chaque symptôme tienne sur une feuille. Ainsi, un patient ne risquant pas de perdre ses cheveux ne recevra pas d’informations sur ce sujet précis. L’objectif des différents éléments proposés est d’aider les personnes touchées à évaluer correctement l’intensité de leurs symptômes à l’aide d’un système de feux « vert, orange, rouge » et à prendre des mesures efficaces. Symptom Navi ne remplace en aucun cas l’accompagnement et la discussion avec un professionnel ; il vise bien plus à appuyer l’information et le conseil des spécialistes.
Qui a lancé ce programme ?
Susanne Kropf-Staub, spécialiste en soins oncologiques au sein du groupe Lindenhof. Il y a environ huit ans, elle a suivi une formation continue dans le domaine de l’éducation des patients. Elle a alors eu l’idée de créer un dépliant sur les symptômes. Pour ce faire, elle a créé un groupe d’experts qui a développé Symptom Navi ces dernières années. Entre-temps, un groupe de pilotage composé de représentants du groupe Lindenhof, de la Ligue contre le cancer, de la Haute école de santé de Fribourg, des hôpitaux de Soleure, de l’IUFRS et d’associations professionnelles a été mis sur pied pour diriger différents projets comme la version électronique de Symptom Navi, la recherche sur l’efficacité du programme et le développement de nouveaux dépliants. J’y apporte mon savoir-faire en matière d’autogestion des symptômes. L’une de mes tâches consiste en outre à élaborer des dépliants qui reposent autant que possible sur des preuves scientifiques.
Comment la communauté d’utilisateurs réagit-elle au programme
Les réactions issues de la pratique sont excellentes. Depuis trois ans, nous menons une étude pilote pour déterminer de manière scientifique si le programme améliore la situation des personnes touchées. Les évaluations seront disponibles dans les prochains mois.
Vous avez régulièrement impliqué les patients dans le développement de Symptom Navi. Quel bilan tirez-vous de cette approche ?
Le bilan est excellent. L’idée de proposer Symptom Navi en format numérique vient d’ailleurs des patients, qui souhaitent avoir toujours l’information avec eux. « Je ne peux pas en permanence emporter un sac Migros rempli de dépliants pour le cas où je ne me sentirais pas bien pendant une visite chez ma fille pour le week-end. J’aimerais donc pouvoir accéder directement aux infos sur les nausées sur mon smartphone », nous a fait remarquer un patient.
Le transfert du format papier au format numérique a-t-il donné lieu à de nouveaux contenus ?
Les contenus ont été étoffés, la version électronique ayant pour avantage de permettre d’intégrer facilement des fichiers vidéo et audio. Sur le dépliant, nous devons inclure de longs liens pour renvoyer à des films ou à d’autres offres. Dans la version électronique, l’utilisateur peut simplement cliquer sur un lien qui le mène directement à la vidéo ou à d’autres informations. Cette version permet également au patient de trouver les coordonnées d’interlocuteurs dans sa région, à l’instar des numéros de téléphone des principaux membres de son équipe de traitement. Du point de vue du patient, il s’agit là de nettes améliorations.
Quels sont les avantages d’une version numérique pour vous en tant que scientifique ?
Je m’intéresse par exemple aux clics que nous pouvons suivre de manière anonymisée. A terme, cela nous permettra d’identifier les symptômes qui surviennent fréquemment ou simultanément. Nous espérons que ces corrélations nous fourniront de précieuses informations pour améliorer l’accompagnement des personnes touchées par le cancer.
Où en est la version numérique ?
Nous avons une version bêta. Nous attendons toutefois pour l’instant les résultats de l’étude pilote. Nous voulons aussi attendre que la version papier soit validée avant de mettre une version numérique à la disposition des patients.
Les dépliants et le matériel didactique sont volumineux. Les soignants ont-ils suffisamment de temps pour former correctement les patients au programme Symptom Navi ?
En théorie, le personnel soignant maîtrise parfaitement le contenu des dépliants, car ces connaissances sont nécessaires pour bien informer les patients et les soutenir dans leur autogestion. Nous avons néanmoins constaté que les soignants sont parfois presque trop performants dans la transmission de l’information. En clair : ils distribuent plus de dépliants que ce dont le patient a besoin. Mais former à l’autogestion va plus loin que ça.
Quels sont les éléments d’une autogestion efficace ?
L’autogestion s’accompagne souvent d’un changement de comportement : comment le patient gère-t-il ses émotions négatives ? Comment s’adapte-t-il à son nouveau rôle ? Un homme d’affaires prospère atteint d’un cancer de la prostate peut être amené à s’interroger sur ce qu’il veut réellement faire de sa vie à l’avenir. Il se demande peut-être s’il pourra, ou voudra poursuivre sa carrière d’homme d’affaires prospère ? Pourra-t-il encore jouer le rôle qui a été le sien jusqu’alors ? Pourra-t-il continuer d’être un père de famille aimant ou devra-t-il avant tout se concentrer sur lui-même ?
Peut-on vraiment enseigner l’autogestion ?
Oui, mais ce n’est pas facile. Le personnel soignant peut aider à faire face aux nouveaux défis que représente un cancer. Ces compétences sont enseignées dans le cadre de Symptom Navi, ce qui est très important. En soins infirmiers, nous sommes très forts pour donner des marches à suivre pratiques : « Vous devez prendre ce médicament tous les jours. Mettez-le à côté de votre brosse à dents pour ne pas l’oublier. » Mais souvent nous ne sommes pas à la hauteur lorsqu’il s’agit de demander à un patient : « Pouvez-vous imaginer faire cela comme ça ? »
Qu’entreprenez-vous dans la formation des soignants pour combler cette lacune ?
Pour favoriser l’autogestion, les soignants apprennent à soutenir un patient en lui posant des questions ouvertes : le patient a-t-il compris les informations ? Peut-il reformuler l’information ou les instructions reçues ? Peut-il formuler ses objectifs ? Et les défis qui les accompagnent ? Comment les relèvera-t-il ? – Toutes ces questions sont fondamentales. Lorsqu’une personne exprime face à quelqu’un un objectif, cela signifie qu’elle est proche de le mettre en œuvre.
D’autres éléments sont-ils nécessaires pour communiquer l’auto-efficacité dans la pratique ?
Comme indiqué précédemment, l’auto-efficacité peut être favorisée grâce à des interventions ciblées, en formulant les objectifs à atteindre. Une autre approche consiste pour les patients à dresser des comparaisons avec leurs pairs et à apprendre les uns des autres.
Les soignants ont-ils du temps pour ça ?
Les soignants ont toujours le temps d’administrer toutes les thérapies. Aucun soignant ne rentre chez lui avant d’avoir administré toutes les thérapies prescrites. Mais si nous connaissons l’importance de l’autogestion en termes de qualité de vie, de morbidité, voire même de mortalité, alors je vous le demande : pourquoi un soignant rentre-t-il chez lui sans avoir favorisé les compétences d’autogestion de son patient ?
A vous de me le dire…
En oncologie, nous nous sommes souvent concentrés sur les traitements, sur la guérison aussi (« cure »), mais trop peu sur l’accompagnement (« care »).
C’est ma grande vision des soins en oncologie : à mon sens, il faut accorder la même importance à la promotion de l’autogestion qu’aux thérapies médicamenteuses. En effet, les personnes touchées doivent apprendre à vivre avec le cancer, même longtemps après la fin des traitements. C’est une tâche essentielle.
Selon une étude norvégienne, la lecture sur un smartphone, une tablette ou un ordinateur ne permet pas d’assimiler l’information de manière aussi efficace que sur papier. Un Symptom Navi numérique est-il dès lors vraiment adapté à la transmission d’informations complexes ?
Ce constat est peut-être valable pour notre génération. Mais quand je regarde mes enfants, je ne sais pas s’ils peuvent tirer autant d’un texte écrit que des médias électroniques.
Nous n’en savons rien.
En tant que chercheuse, je peux le tester : pour ce faire, nous avons besoin du Symptom Navi numérique. Mais nous devons d’abord attendre les résultats de l’étude pilote. Que se passera-t-il si le Symptom Navi ne conduit pas du tout à l’amélioration souhaitée chez les patients ?
Vous en inquiétez-vous réellement ou s’agit-il d’une question est-elle rhétorique ?
Je prends notre intervention au sérieux. Si l’on considère par exemple le temps qu’il faut pour mettre au point un médicament, alors il nous faudra peut-être 20 ans et une grande équipe de scientifiques pour rendre l’outil Symptom Navi efficace et entièrement conforme à nos attentes. Aujourd’hui, il ressort clairement des entretiens ouverts conduits avec les patients qu’ils trouvent ce programme très utile.
Quelles sont les difficultés de mise en œuvre du programme numérique ?
Comme je l’ai déjà dit, la version bêta est prête et les préparatifs en vue d’une étude pilote à petite échelle ont été faits. Notre idée est de proposer les dépliants papier dans les centres formés, et plus tard aussi la version électronique. Mais l’intégration numérique joue actuellement un rôle secondaire. Nous devons d’abord nous assurer que la version papier est bonne.
Pourquoi miser d’abord sur le papier ?
Parce que malgré tous les avantages du numérique, nous pensons que la version papier est plus facile à contrôler.
Quelles sont les précautions à prendre en matière de sécurité des données ?
La sécurité des données exige une approche prudente. Par exemple, sur un réseau public, une application installée sur un smartphone peut être vue par d’autres personnes. Et alors tout le monde sait que quelqu’un a un cancer. Nous étudions donc une solution web qui ne nécessite pas le téléchargement d’une application. Mais le développement de la version bêta coûte cher.
Quelles sont les prochaines étapes pour faire évoluer le Symptom Navi ?
La Fondation Lindenhof vient de nous réitérer son soutien et nous avons conclu un partenariat avec la Ligue suisse contre le cancer. Nous devons pérenniser le financement du programme, mais nous n’avons presque pas de temps à y consacrer. La recherche de fonds est chronophage. Et ce n’est pas la compétence de base de la plupart des personnes impliquées jusqu’à présent dans le développement du programme. Susanne Kropf est une spécialiste en soins infirmiers en contact direct avec les personnes touchées par le cancer et non une spécialiste en matière de Fundraising. En tant que scientifique, je peux déposer une requête de fonds pour la recherche, mais pas pour une mise en œuvre pérenne. Et tous les membres de notre groupe d’experts travaillent souvent sur le programme Symptom Navi en soirée et le week-end. Avec beaucoup d’engagement. Mais le programme commence à dépasser les possibilités d’un petit groupe. C’est pourquoi nous sommes ravis de travailler avec la Ligue suisse contre le cancer. Nous n’avons pas l’infrastructure nécessaire. En fait, ce que nous faisons ici de façon accessoire, c’est de la recherche sur la mise en œuvre – encore très peu répandue en Suisse.
Une fois que le programme sera établi, sera-t-il possible de le transférer à d’autres domaines des soins primaires ?
Certainement. Les soins à domicile bernois par exemple ont déjà manifesté leur intérêt, tout comme certains médecins de famille et médecins de premier recours.
Selon moi, il y a donc des possibilités d’expansion. Le système utilisé par Symptom Navi peut également être intéressant dans le domaine des soins palliatifs.
Le symposium d’autogestion de la Confédération « SELF » se déroulera le 29 octobre 2019 à Berne. Karin Ribi, collaboratrice scientifique de votre groupe d’experts, y participera. Quelles sont vos attentes par rapport à la poursuite de Digiself ?
Réseauter, encore et encore. Et me faire une idée des possibilités de financement qui pourraient s’offrir à nous.
Qu’avez-vous appris sur la nature humaine dans le cadre de votre travail sur le programme Symptom Navi ?
A quel point un groupe de personnes très différentes peut s’engager pour les besoins des autres lorsqu’il le fait par conviction et non pour son ego.