« CHAQUE CHIFFRE EST UTILISÉ »

Le Registre suisse du cancer de l’enfant (RSCE) peut s’enorgueillir d’une belle réussite. L’entrée en vigueur de la loi sur l’enregistrement des maladies oncologiques en 2020 va entraîner un certain nombre de changements, comme l’expliquent les deux co-directrices, Claudia Kühni et Verena Pfeiffer.

Interview: Peter Ackermann

Prof. Dr. med. Claudia Kühni, MSc

Quelle est la fréquence des maladies cancéreuses chez les enfants de 0 à 14 ans en Suisse ?
Claudia Kühni : Le cancer est la deuxième cause de décès dans cette tranche d’âge, après les accidents. Chaque année, quelque 300 nouveaux cas sont diagnostiqués. La leucémie est le cancer le plus fréquent chez l’enfant ; elle représente environ un tiers des tumeurs pédiatriques. Les tumeurs cérébrales et les lymphomes viennent ensuite, avec respectivement 20 % et 12 % des cas. Les enfants sont aussi touchés par divers cancers rares que l’on ne trouve pas chez l’adulte et qui se développent à partir de tissu embryonnaire immature, comme le rétinoblastome, le néphroblastome, le neuroblastome ou l’hépatoblastome. Les carcinomes les plus fréquents chez l’adulte, comme les cancers du côlon, du poumon ou du sein, sont pratiquement inexistants chez l’enfant. Au cours des soixante dernières années, les enfants ont vu leurs chances d’être traités avec succès évoluer à une vitesse fulgurante : aujourd’hui, plus de 85 % des jeunes patients peuvent être « guéris ».

Dr. rer. nat. Verena Pfeiffer

Pourquoi la leucémie est-elle le cancer le plus fréquent chez les enfants de moins de cinq ans ?
Verena Pfeiffer : Chez les enfants de 1 à 4 ans, la leucémie est effectivement le cancer de loin le plus fréquent, avec 45 % des cas. Quant à savoir pourquoi, il est difficile de le dire. On suppose que des influences environnementales avant la naissance ou durant la petite enfance jouent un rôle important dans l’apparition de cette forme de cancer.

Quels sont les cancers les plus fréquents chez les adolescents ?
Claudia Kühni : L’éventail des maladies cancéreuses évolue rapidement au fur et à mesure que l’enfant grandit. Les adolescents peuvent certes encore être touchés par une leucémie ou une tumeur cérébrale, mais dans cette tranche d’âge, les lymphomes, les tumeurs osseuses et les sarcomes des tissus mous sont également fréquents.

Dans les années 1950, pratiquement tous les enfants mouraient de leur cancer. Aujourd’hui, plus de 85 % peuvent être traités avec succès. Comment s’explique cette réussite ?
Verena Pfeiffer : Elle est essentiellement due à la recherche clinique, qui a permis d’améliorer les traitements. Grâce aux données enregistrées dans le Registre suisse du cancer de l’enfant, il est possible d’observer l’augmentation du taux de survie au fil des décennies.
Claudia Kühni : Le Registre suisse du cancer de l’enfant est effectivement un instrument important pour observer et améliorer le taux de guérison dans notre pays. S’il fonctionne aussi bien, c’est avant tout parce qu’il a été créé par les médecins traitants eux-mêmes et que l’utilité des données récoltées a toujours passé au premier plan. En 1976, les oncologues spécialisés dans le traitement des enfants ont véritablement fait œuvre de pionnier en se rassemblant sous la bannière du Groupe d’oncologie pédiatrique suisse (SPOG) pour réaliser des études cliniques et en évaluer le succès à l’aide d’un registre national. Le Registre suisse du cancer de l’enfant était né ! Le SPOG s’efforce d’inclure tous les enfants dans des études thérapeutiques. Ce système garantit des traitements standardisés basés sur les découvertes scientifiques les plus récentes. Les résultats peuvent être évalués et comparés très rapidement, ce qui permet de mieux comprendre les mécanismes tumoraux, d’améliorer les thérapies et de diminuer les effets secondaires et les répercussions à long terme. Aujourd’hui, le Registre du cancer de l’enfant documente les données relatives aux tumeurs, aux traitements et à l’évolution à long terme. Ces indications permettent un contrôle de qualité permanent et des retours rapides aux médecins et aux chercheurs.

À quoi tient cet engagement exceptionnel ?
Verena Pfeiffer : À la motivation des oncologues et au fait que l’on a pris conscience de la nécessité d’une démarche en réseau. Les maladies cancéreuses étant beaucoup plus rares chez l’enfant, il est important que les médecins et les scientifiques évaluent les données au niveau national et international et qu’ils puissent se baser sur de grands ensembles de données pour acquérir de nouvelles connaissances.

Y a-t-il des thérapies qui conviennent mieux aux enfants qu’aux adultes ?
Claudia Kühni : De manière générale, un grand nombre de cancers pédiatriques peuvent être traités avec succès en associant judicieusement des thérapies connues de longue date. Bien souvent, les enfants et leur jeune organisme supportent des doses plus élevées de chimiothérapie que les adultes et peuvent donc être traités de façon encore plus ciblée. En revanche, ils sont plus sensibles à la radiothérapie. Les nouveaux protocoles de traitement essaient de ce fait de diminuer le recours aux rayons ou de réduire les effets secondaires grâce à de nouveaux schémas de dosage et applications.

Y a-t-il des formes de traitement qui ont été abandonnées ?
Claudia Kühni : On s’efforce constamment d’améliorer les combinaisons de traitements afin d’obtenir un effet maximal sur la tumeur avec un minimum d’effets secondaires sur le tissu sain. D’immenses progrès ont par exemple été réalisés dans le traitement du rétinoblastome, une tumeur rare de la rétine qui n’apparaît pratiquement que chez l’enfant. Par le passé, il fallait généralement procéder à l’ablation de l’œil malade pour le remplacer par un œil de verre. Aujourd’hui, la détection précoce dans le cadre des examens préventifs chez le pédiatre et un traitement au laser ultraspécialisé à l’Hôpital Jules Gonin à Lausanne associé à une chimiothérapie permettent pratiquement toujours un traitement conservateur ; l’œil peut donc être sauvé.

Que se passe-t-il une fois le traitement terminé ?
Verena Pfeiffer : Les enfants qui survivent à leur cancer ont souvent 60 à 70 ans devant eux. La recherche actuelle ne vise donc pas uniquement la guérison ; elle entend permettre à ces jeunes patients de jouir d’une bonne santé durant toutes ces années avec une qualité de vie optimale.

Quelles peuvent être les séquelles chez les enfants traités avec succès ?
Claudia Kühni : Certains enfants ne développeront jamais aucune séquelle. D’autres ne connaîtront que peu de problèmes et ceux-ci ne les handicaperont pas dans leur vie de tous les jours. Mais il peut aussi y avoir des séquelles mortelles et d’autres complications qui portent lourdement atteinte à la santé et à la qualité de vie des survivants.

Quelles sont les séquelles qui peuvent avoir une issue fatale ?
Claudia Kühni : L’apparition d’une nouvelle tumeur, par exemple. Il arrive qu’un enfant développe une leucémie cinq ans après avoir été soigné avec succès pour un neuroblastome ou qu’il soit touché par un sarcome osseux dix ans plus tard. Une adolescente traitée par radiothérapie pour un lymphome dans la cage thoracique peut développer un cancer du sein. Ces nouvelles tumeurs peuvent être liées au traitement de la tumeur primaire, mais parfois, elles apparaissent indépendamment de la thérapie, à la suite d’une prédisposition génétique. Elles peuvent certes être traitées elles aussi, mais les chances de guérison sont généralement moins bonnes.

La survie se fait-elle automatiquement au prix d’une multitude d’effets secondaires ?
Claudia Kühni : Non, tous les enfants qui survivent à un cancer ne souffrent pas d’effets à long terme. Lorsqu’une intervention chirurgicale a permis à elle seule d’éliminer la tumeur dans sa totalité, il y a en principe peu de problèmes par la suite. Une chimiothérapie ou une radiothérapie, par contre, peuvent entraîner toute une série de problèmes de santé, par exemple des troubles hormonaux, comme un déficit en hormone de croissance ou un dysfonctionnement de la thyroïde. Une radiothérapie dans la région des ovaires et des testicules peut affecter la fertilité. Certaines chimiothérapies, de même qu’une radiothérapie dans la région de la poitrine, peuvent provoquer des lésions cardiaques et des problèmes pulmonaires.

Les séquelles sont-elles seulement physiques ou aussi psychiques ?
Claudia Kühni : Pour commencer, je tiens à souligner que la grande majorité des survivants jugent leur qualité de vie et leur santé psychique très bonnes – meilleures même que la moyenne de la population. Certains connaissent toutefois des problèmes dans leur développement physique et psychique, leur scolarité et leur formation professionnelle à la suite de leur cancer ; d’autres souffrent d’états dépressifs. Les parents et les frères et sœurs peuvent eux aussi développer des troubles psychiques. Une maladie grave chez l’enfant, comme le cancer, peut bouleverser la structure familiale.

Les difficultés psychiques sont-elles plus faciles à prendre en charge que les troubles physiques dans le cadre du suivi ?
Verena Pfeiffer : Je ne parlerais pas de « facile » ou de « difficile ». La manière de faire face aux répercussions d’un cancer est très personnelle et dépend aussi de l’entourage.

Les jeunes survivants souffrent-ils aussi de fatigue chronique et d’autres problèmes diffus difficiles à identifier ?
Verena Pfeiffer : Oui, certains enfants ont facilement la tête qui tourne ; ils ont du mal à se concentrer, ou ils sont plus lents et se sentent souvent fatigués.

Ces troubles rendent certainement la scolarité plus difficile. Peut-on dire que le cancer compromet l’égalité des chances en matière de formation ?
Claudia Kühni : Les progrès scolaires des enfants sont souvent ralentis pendant le traitement. Nos données sur l’évolution à long terme montrent toutefois de façon réjouissante que la plupart des survivants obtiennent un diplôme de fin d’études et suivent une formation professionnelle comparables aux enfants et aux adolescents qui n’ont pas de cancer, avec parfois un décalage de deux à trois ans cependant.

Cela vaut-il également pour les patients atteints d’une tumeur cérébrale ?
Claudia Kühni : Les enfants atteints d’une tumeur cérébrale sont, de manière générale, ceux qui connaissent le plus de problèmes par la suite, notamment au niveau scolaire ou professionnel, pour trouver un conjoint ou pour fonder une famille. Ils sont également touchés par des problèmes psychiques. Seul un petit nombre de ces survivants vont à l’université ou suivent l’enseignement secondaire supérieur. Chez ces patients, il importe d’exploiter à fond toutes les possibilités de soutien le plus tôt possible.
Verena Pfeiffer : Le Registre suisse du cancer de l’enfant permet d’étudier les effets à long terme et les répercussions sur la qualité de vie. Contrairement aux personnes touchées à un âge avancé, les enfants qui souffrent d’un cancer ont encore toute la vie devant eux. Ils veulent tomber amoureux, avoir des enfants, s’épanouir professionnellement.

Dans quelle mesure le Registre du cancer de l’enfant contribue-t-il à améliorer la prise en charge au terme du traitement et le suivi ?
Verena Pfeiffer : Nous récoltons des données sur les résultats du traitement et les effets à long terme et nous les mettons à la disposition des médecins et des chercheurs pour qu’ils puissent améliorer le suivi. Il est important de ne pas recueillir ce type de données uniquement pour les enfants qui participent à des études cliniques, mais pour tous les enfants, et pas seulement pendant une période de cinq à dix ans après le diagnostic, mais toute la vie durant.

Quelles autres constatations le Registre du cancer de l’enfant permet-il de faire ?
Claudia Kühni : La loi prévoit qu’un parent peut prendre jusqu’à trois jours de congé par an lorsque son enfant est malade. C’est nettement moins que ce dont les parents ont besoin dans la réalité. L’Office fédéral de la santé publique (OFSP) nous a demandé combien de temps les parents passent en moyenne à accompagner leurs enfants lors du traitement et du suivi. Nous avons pu livrer des réponses dans un délai de deux mois, parce que les données étaient déjà disponibles et qu’il ne nous restait plus qu’à les évaluer. En moyenne, un parent dont l’enfant a un cancer passe l’équivalent de 155 jours de travail à l’hôpital. Le Conseil fédéral a pu se baser sur ces données pour adopter un plan d’action en vue de soutenir les proches d’enfants gravement atteints dans leur santé.

La loi sur l’enregistrement des maladies oncologiques entrera en vigueur le 1er janvier prochain. Le Registre suisse du cancer de l’enfant a été mandaté pour mettre en place le registre fédéral en collaboration avec le Groupe d’oncologie pédiatrique suisse. Qu’est-ce que cela change pour le RSCE ?
Claudia Kühni : Depuis 1976, le RSCE s’est autofinancé grâce à des contributions du SPOG, de l’Université de Berne et d’associations de parents ainsi qu’à des projets de recherche et des dons. Ces dernières années, le registre a également bénéficié du soutien des cantons, de la Ligue suisse contre le cancer et de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP). À partir de 2020, les frais d’exploitation du Registre seront couverts par l’OFSP. C’est un soulagement pour nous, car nous perdrons moins de temps à chercher des sponsors.

Que finance la Confédération et que ne finance-t-elle pas ?
Verena Pfeiffer : La Confédération finance uniquement l’enregistrement des cancers chez les enfants et les adolescents jusqu’à 19 ans et, par voie de conséquence, le monitorage et les rapports de santé publique. Elle ne prend pas en charge la recherche sur le cancer de l’enfant et de l’adolescent, par exemple en lien avec les facteurs de risque, le succès du traitement et les effets à long terme. Dans ces domaines, nous dépendons toujours d’un financement externe.
Claudia Kühni : Les projets de recherche sur les causes, l’amélioration des traitements et les effets à long terme dépendent entièrement de fonds de tiers. Pour nous, le défi reste de taille.

Les exigences de la Confédération vont-elles entraîner des restructurations au niveau du contenu du registre ?
Claudia Kühni : Oui. La Confédération ne s’intéresse pas à toutes les données que nous recueillons depuis des décennies, car elle les définit comme des données de recherche. Par ailleurs, nous n’enregistrons pour l’instant pas seulement les enfants suisses, mais aussi les enfants qui viennent chez nous de l’étranger pour un traitement. Nous tenons également à recenser et contrôler la qualité du traitement chez ces enfants-là. Ces données ne tomberont pas sous le coup de la loi sur l’enregistrement des maladies oncologiques à partir de 2020 et risquent par conséquent de disparaître.
Verena Pfeiffer : Conséquence : nous ne pouvons pas les enregistrer dans la base nationale de données déjà en place ; nous devons créer une base de données séparée pour ces quelques enfants.

Qu’est-ce que cela implique ?
Verena Pfeiffer: Ce registre doit être financé par des fonds privés. Les données saisies à partir de 2020 en vertu de la loi sur l’enregistrement des maladies oncologiques ne peuvent être mises à disposition de la recherche que sous une forme agrégée. En d’autres termes, les données de 20 personnes au minimum doivent être regroupées. En travaillant avec des données agrégées, nous ne pourrons par exemple plus envoyer de questionnaires aux familles pour étudier la qualité de vie et les effets à long terme du cancer chez les enfants. L’analyse des facteurs de risque nécessite elle aussi des données individuelles, par exemple pour déterminer le risque de cancer en fonction du lieu de domicile exact. Ce risque n’est pas le même si on habite à 20 mètres ou à 500 mètres d’une autoroute. Les données agrégées ne permettent plus ce genre de recherches. Parallèlement à la saisie des données dans le registre fédéral, nous devrons donc nous assurer le consentement des parents et des enfants pour que celles-ci puissent être utilisées à des fins de recherche.

Les oncologues pédiatriques vous soutiennent-ils ?
Claudia Kühni : Oui. Ils nous apportent un immense soutien ; tous participent.

Y a-t-il d’autres défis qui vous attendent ?
Verena Pfeiffer:Le financement de l’étude sur les effets à long terme n’est plus garanti pour le moment. Chaque année, de nouveaux survivants viennent grossir la masse de données à enregistrer. Mais nous aimerions aussi envoyer un nouveau questionnaire aux survivants plus âgés afin d’identifier les effets qui ne se manifestent que plus tard au cours de l’existence. En soi, cela ne coûte pas extrêmement cher, mais il faut une infrastructure fixe pour cela avec un collaborateur scientifique, une personne qui envoie les questionnaires et saisit les données, répond aux questions des familles et fait un peu d’informatique et de statistique. Il nous manque l’argent nécessaire pour cela. Nous avons par conséquent dû suspendre l’enquête par questionnaire. À l’avenir, nous espérons toutefois obtenir des fonds pour poursuivre cette recherche essentielle sur l’évolution à long terme.

Avez-vous d’autres préoccupations ?
Claudia Kühni : Les tâches administratives ne doivent pas prendre une ampleur démesurée. Jusqu’ici, nous avons tenu un registre efficace avec peu de moyens. Mais à présent, le travail administratif augmente massivement. Par le passé, nous pouvions vérifier directement les adresses et les données ; à présent, tout passe par les registres cantonaux. Avant, nous gérions cela nous-mêmes ; désormais, nous sommes tributaires des autres.

Si une bonne fée pouvait exaucer un de vos vœux d’un coup de baguette magique, quel souhait formuleriez-vous ?
Verena Pfeiffer: Mon souhait serait que nous puissions utiliser toutes les données que nous récoltons au prix d’un investissement considérable de manière optimale à des fins de recherche. La recherche nous fait avancer dans la lutte contre le cancer. C’est elle qui permet l’innovation, qui présente aussi de l’importance sur le plan économique pour la Suisse.
Claudia Kühni : Jusqu’ici, pratiquement toutes les informations récoltées dans le cadre du Registre du cancer de l’enfant ont pu être utilisées par la recherche, ce qui représente un énorme succès. Nous essayons de garantir que cela reste le cas à l’avenir. Le vœu que j’adresserais à la bonne fée serait donc le suivant : que toutes les données recueillies puissent être utilisées pour explorer les causes des cancers de l’enfant, pour améliorer les traitements de manière à ce qu’ils soient plus efficaces et moins lourds et pour réduire les répercussions à long terme.

Qui voyez-vous dans le rôle de la bonne fée ?
Verena Pfeiffer : (rires.) Nous nous posons parfois la question.
Claudia Kühni : Le législateur et, au niveau exécutif, le Conseil fédéral.